7sur7.be Alain Gerlache: “Si les francophones sont attachés à la Belgique, ils feraient bien de s’intéresser un peu plus à la Flandre” Michaël Bouche 16–21 minutes
L’objectif de ce livre, c’était d’objectiver un certain nombre de lieux communs et de gommer certains malentendus qui peuvent exister entre les deux communautés?
Au fil de mes expériences professionnelles et de mon parcours personnel, où j’ai côtoyé des Flamands, j’ai pu identifier un certain nombre de clichés que les Flamands avaient vis-à-vis des francophones. Il en existe aussi dans l’autre sens évidemment. En discutant avec l’éditeur, je me suis dit que ce serait intéressant d’écrire un livre qui évoque certains clichés et de voir s’ils correspondent à la réalité. L’idée, c’était d’objectiver un peu les choses. Est-ce qu’il y a un fond de vrai? Est-ce que c’est exagéré? Est-ce que c’est totalement faux? Après, chacun se fait son opinion. Je n’ai pas d’agenda politique. Je ne vise pas à promouvoir une certaine idée de la Belgique. Ce livre peut être lu par des adeptes du séparatisme ou de l’unitarisme, mais au moins cela permet d’avoir une vision plus nuancée, avec une perspective historique, parce que ces clichés sont souvent le fruit de l’histoire.
Dans l’un des chapitres, vous abordez la question de l’identité. Vous expliquez que Flamands et Wallons ont un rapport complètement différent à l’identité. Est-ce que le sujet identitaire est tabou en Belgique francophone?
La question de l’identité ne préoccupe pas les francophones en général dans la mesure où ils n’ont jamais dû se battre pour la reconnaissance de leur langue ou de leur culture, contrairement aux Flamands. L’aspect historique joue un rôle important. Toutes les enquêtes démontrent qu’ils se sentent belges et que cette question ne se pose pas. Comme la lutte identitaire flamande s’est déroulée contre la volonté des classes dirigeantes de la Belgique du 19e siècle de leur imposer le français, l’identité a pris une dimension nationaliste qui est perçue, souvent à tort, comme anti-belge. En réalité, la plupart des Flamands se sentent, à des degrés divers, belges ET flamands. Ce n’est n’est pas incompatible. La perception que l’on a de l’identité flamande comme étant anti-belge est très largement exagérée.
Le nationalisme flamand n’est pas forcément synonyme d’anti-belge?
Absolument, même si le mot nationalisme est un peu connoté négativement car il a été capté par des mouvements qui se définissent comme séparatistes ou qui veulent une Belgique minimale. Cela dit, les enquêtes montrent que parmi les nationalistes flamands, Bart De Wever le dit lui-même, il y a plein de gens qui ne veulent pas la fin de la Belgique. On doit être un peu plus nuancé et moins paranoïaque par rapport à cela du côté francophone. Des Flamands qui désirent la fin de la Belgique, cela existe, mais croire que tous les électeurs de la N-VA ou même du Vlaams Belang veulent la scission du pays, c’est exagéré. Je n’ai pas les chiffres exacts en tête, mais les indépendantistes flamands sont minoritaires et ne représentent peut-être que 15-20%.
C’est une caricature qui vit du côté francophone?
Oui, considérer que tous les Flamands sont séparatistes ou d’extrême droite, ça fait partie des clichés qu’il faut pouvoir démonter de l’autre côté. Le pays est tellement complexe par son histoire qu’on ne peut pas résumer les choses à une position duale ou simpliste.
N’y a-t-il pas un paradoxe terrible dans le chef des francophones, qui se disent unitaristes et très attachés à la Belgique mais qui ignorent tout ou presque de tout ce qui se passe de l’autre côté de la frontière linguistique ou qui, pour une grande majorité, comprennent à peine le néerlandais?
Complètement, vous mettez le doigt sur le grand paradoxe francophone. S’ils sont attachés à la Belgique, les francophones feraient bien de s’intéresser un peu plus à la Flandre. La Belgique, ce n’est pas uniquement eux. Ce sont les francophones et les Flamands. Les francophones feraient bien de s’intéresser à la langue, à la culture, aux préoccupations de leurs voisins.
Est-ce que ce n’est pas un voeu pieux? Est-ce qu’il n’est pas trop tard?
Les francophones doivent savoir ce qu’ils veulent. Soit ils veulent maintenir la Belgique, mais c’est avec les Flamands. Soit ils veulent faire la Belgique tout seuls, mais alors ils doivent accepter que les Flamands se définissent autrement. On ne peut dire aux Flamands: “Vous êtes des mauvais Belges parce que vous voulez développer votre identité, votre autonomie” , mais ne pas s’intéresser à eux. La Belgique, ce sont les francophones et les Flamands. Nous devons faire preuve d’intérêt pour leur monde, leur vie, leur culture.
Vous évoquez aussi la fameuse phrase de Laurette Onkelinx en 1996 prononcée à la RTBF. Et pour cause, vous étiez son interlocuteur lors de cette interview: “Tous les élèves seront bilingues au sortir du secondaire en 2001". En 27 ans, c’est tout l’inverse qui s’est produit. L’apprentissage du néerlandais n’a cessé de diminuer en Wallonie. N’est-ce pas une erreur historique des décideurs politiques wallons de ne pas avoir rendu le néerlandais obligatoire à l’école?
C’est évidemment une erreur historique dont l’impact a été catastrophique à la fois pour beaucoup de Wallons qui ont manqué des opportunités professionnelles et pour l’image de la Wallonie en Flandre, qui elle n’a pas pris une telle mesure.
Sans jugement de valeur, est-ce que la thèse de Bart De Wever des deux démocraties n’est pas correcte? N’y a-t-il pas une forme de cohérence dans son discours?
Il y a bien entendu de grandes différences entre la Flandre et la Wallonie, mais je crois que le problème est ailleurs. Il n’y a pas une Flandre où tout va bien et une Wallonie où tout va mal. Regardez le gouvernement flamand. Il ne donne pas spécialement l’image d’être très uni. Le problème, c’est qu’en Belgique, on a une situation particulière avec deux régions qui ont des tonalités politiques très différentes, avec un modèle économique et industriel très différent, qui plus est dans deux langues différentes. Prenez d’autres pays comme la France, l’Italie ou l’Allemagne, il y a aussi de grandes différences économiques entre régions. Chez nous, de par notre histoire et notre langue différentes, cela prend une dimension politique, conflictuelle qu’il n’y a pas dans d’autres pays. Mais c’est vrai qu’il existe depuis des décennies, du côté flamand, le sentiment que la Flandre continue de payer pour une Wallonie qui ne se redresse pas. Du côté francophone, il faut en être conscient.
Justement, qu’est-ce qu’il faut à la Wallonie pour opérer ce redressement économique, après des plans de relance à répétition?
La Wallonie est dos au mur en raison de sa situation financière désastreuse. Actuellement, la dette est proportionnellement cinq fois supérieure à celle de la Flandre. L’angoisse du côté flamand, c’est que comme on est dans le même pays, les entités francophones fassent capoter la Belgique. La Wallonie, Bruxelles et la Communauté française sont en déficit. Il existe une crainte, aussi alimentée par les partis séparatistes. À savoir que la prospérité que la Flandre a conquise au long de décennies soit réduite à néant parce que les francophones ne font pas leur partie du job. On ne peut pas du côté francophone, comme on l’entend souvent, balayer cela d’un revers de main en disant: ‘Ces égoïstes ne savent pas être solidaires’. C’est tout à fait faux. Il y a vraiment un danger de côté-là. Et puis, ce n’est pas pour sauver la Belgique qu’il faut ce redressement wallon. C’est avant tout parce que cette situation économique et financière difficile menace le bien-être des Wallons, particulièrement les plus vulnérables. C’est pour les Wallons qu’il faut avant tout ce redressement.
La Belgique francophone se trouve-t-elle un moment charnière?
Un certain nombre de personnes en Flandre présentent la Wallonie comme un junkie à qui on donne sa ration quotidienne et qui ne se sent pas obligé de sortir de sa situation. L’image est brutale, mais elle existe en Flandre. Oui, je pense qu’on est à la croisée des chemins, à un point de basculement. J’espère que dans la prochaine campagne régionale, les partis francophones expliqueront comment ils veulent faire sortir la Wallonie du marasme économique dans lequel elle se trouve. Si le message est: “votez pour nous car nous allons résister aux Flamands’, c’est vraiment se moquer du monde. C’est leur responsabilité de faire en sorte que la Wallonie se redresse. Il faut arrêter de pointer la Flandre comme la responsable des difficultés.
Vous insistez dans votre livre sur le fait que tout n’est pas noir en Wallonie, loin de là. Il y a des succestories aussi comme celle du Brabant wallon. C’est important de le souligner aussi...
Le développement de la province a décollé à partir du moment ont les francophones ont pu y développer une uniservité, après la scission de l’université de Louvain à la fin des années 60. Les francophones se sont retrouvés face à un énorme défi et sont parvenus à le faire. Et c’est devenu l’une des provinces les plus riches du pays, qui contribue largement aux transferts interrégionaux. C’est un exemple qui illustre que c’est possible de s’en sortir, mais il va falloir se retrousser les manches.
Parlons à présent des deux paysages médiatiques, que vous connaissez parfaitement pour y intervenir très régulièrement. Quelle est la différence majeure entre les deux?
Les deux paysages reflètent un peu le monde culturel respectif. Les médias francophones sont beaucoup plus tournés vers la France. Exemple: le décès d’Annie Cordy. Cela a été un évènement du côté francophone, mais personne ne la connaissait en Flandre. Les médias font partie de l’environnement culturel. La Flandre, en revanche, est moins tournée vers les Pays-Bas. Elle est dans son propre monde culturel, avec ses références propres. Regardez les BV’s (Bekende Vlamingen) par exemple. Les médias flamands sont avant tout flamands, les médias francophones s’intéressent surtout à la francophonie en général. Il y a aussi une différence culturelle dans la façon de faire du journalisme. Le journalisme flamand se rapproche davantage du style anglo-saxon et en reprend un certain nombre de codes. Le style francophone est plus tourné vers le journalisme français.
Vous soulignez dans votre livre que la gauche est culturellement et politiquement dominante en Wallonie, y compris dans les médias. Les voix de droite, très présentes du côté flamand, sont largement minoritaires dans les éditoriaux, dans la presse d’opinion francophone, écrivez-vous. La doxa médiatique est globalement de gauche en Belgique francophone?
S’il y a une grande stabilité de la gauche en Wallonie au niveau électoral, il y a aussi une tonalité générale de gauche, plus sociale, dans le monde académique et culturel. En Flandre, il y a une plus grande variété de voix et d’idées dans le débat sociétal, public, culturel. Il y a des gens qui sont ouvertement de droite, de gauche, du centre. Ça débat très franchement du côté flamand, sans qu’il y ait de volonté de stigmatiser nécessairement les uns et les autres. Du côté francophone, l’équilibre des tendances idéologiques se reflète moins dans le débat public. Je ne parle pas ici de tendances partisanes ou politiques, ce n’est forcément lié aux partis. On est dans une culture largement orientée à gauche. Je crois qu’il est sain, dans toute société, qu’il y ait une ouverture par rapport à un certain nombre d’idées. C’est ce qui fait la richesse du débat. J’ai débattu pendant 5 ans avec François Gemenne sur la RTBF et je reconnais qu’il m’a fait changer d’avis sur un certain nombre de sujets. Ce qui m’inquiète le plus, c’est la polarisation du débat aujourd’hui. Il faut pouvoir s’ouvrir à d’autres visions et écouter des arguments avec lesquels on n’est pas d’accord a priori. De nos jours, on est trop vite catalogué.
En Belgique francophone, il existe toujours le cordon sanitaire médiatique (interdiction pour les représentants d’extrême droite de disposer d’un temps de parole libre en direct en télévision ou à la radio, ndlr). Philosophiquement, est-ce que vous êtes pour ce système?
Si l’extrême droite ne parvient pas à percer en Belgique francophone, c’est sans aucun doute lié à l’existence du cordon sanitaire médiatique. Le fait de ne pas passer à la télé, c’est un énorme frein à l’émergence d’un parti d’extrême droite francophone. Ce n’est pas la seule raison. Il y a aussi une forte mobilisation de la société civile, des partis, des syndicats, des associations contre l’extrême droite. Quand le cordon a été mis en place dans les années ‘90, il n’y avait pas internet, pas les réseaux sociaux, pas les chaines d’info en continu. Le Front national (aujourd’hui, le Rassemblement national, ndlr) ne représentait rien. Aujourd’hui, tous les mouvements de droite radicale ont pignon sur rue dans les médias, sur les réseaux sociaux. Les idées circulent. Les francophones ont accès aux débats présidentiels avec Marine Le Pen. La circulation des idées d’extreme droit n’a jamais été aussi grande. Regardez aussi la place importante qu’a pris la candidature d’Eric Zemmour dans la presse francophone. Est-ce que cela aura une influence électorale? Je n’ai pas la réponse. Quelle situation ça pourrait créer médiatiquement? On verra après les élections. S’il y a une poussée de l’extrême droite qui se traduit par une percée électorale et parlementaire, il y aura des questions à se poser du côté francophone. On pourrait entrer dans une nouvelle période. "Het verhaal van Wallonië" (éditions Ertsberg) est sorti lundi dernier en librairie.
"Het verhaal van Wallonië" (éditions Ertsberg) est sorti lundi dernier en librairie. © Ertsberg
Après les élections du 9 juin prochain, la Belgique risque d’être ingouvernable, avec la montée des extrêmes qui se confirme de sondage en sondage. Comment continuer de faire fonctionner ce pays? Une alliance PS-N-VA pourrait-elle apaiser les tensions?
Il faudra voir au niveau ayrthmétique. La N-VA n’est plus le premier parti flamand et du côté francophone, rien ne dit que le PS sera premier en Wallonie. Considérer qu’ils pourraient être l’axe d’une majorité et que les autres s’y rallieraient sans broncher, je suis dubitatif. D’un autre côté, on ne peut pas se permettre une longue période sans gouvernement. D’une part pour la situation économique et financière du pays, d’autre part pour l’image et la crédibilité de la Belgique à l’international. Etant donné qu’il sera plus facile de former les majorités régionales, pourquoi ne pas former un gouvernement sur cette base? Veut-on continuer à avoir un gouvernement fédéral sans majorité dans les deux communautés? C’est aussi un problème. Que les majorités francophone et flamande se mettent ensemble. Ils ne se disputeront pas plus que la Vivaldi ne la fait pendant 4 ans. En tout cas, ça démontre qu’on est à la fin d’un cycle et que ce n’est plus tenable.
Quel sera le grand enjeu en juin 2024?
La grande question qui est posée aux francophones, c’est: ‘Quel intérêt les Flamands ont-ils encore à faire un pays avec nous?’ ‘Qu’est-ce qu’on a encore à offrir à la Flandre?’ Que veut-on encore faire ensemble?’ Arrêtons de croire, parce que nous nous sentons belges, qu’on est d’office intéressants.
Le confédéralisme, est-ce une piste crédible?
Ce ne sont que des mots, le fédéralisme belge n’existe nulle part ailleurs dans le monde. On est dans un pays fédéral sans partis fédéraux, c’est une exception. Cela n’existe nulle part ailleurs ou presque. Qu’est-ce que le confédéralisme vraiment? Je préfère un confédérallisme qui fonctionne à un fédéralisme qui ne marche pas. Faire un blocage uniquement sur une question de mots, cela n’a pas de sens. Plutôt que de publier sur un livre sur le wokisme en français, Bart De Wever ferait mieux d’expliquer ce qu’il propose vraiment aux francophones.
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Alain Gerlache est un journaliste et une personnalité de la RTBF. Actif aussi dans les médias flamands, il collabore régulièrement avec la VRT à propos des rapports entre les francophones et les Flamands en Belgique et officie comme chroniqueur aussi dans le journal De Morgen depuis dix ans. En 2019, il a lancé le premier podcast bilingue français-néerlandais avec le journaliste de la VRT Ivan De Vadder. Il a également été le porte-parole du Premier ministre Guy Verhofstadt de 1999 à 2003 sous le gouvernement arc-en-ciel. Il a également écrit la préface du livre La N-VA expliquée aux francophones, écrit par Luc Barbé.