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Gauchiasses

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Nous sommes

Groupe de manifestants avec un drapeau rouge avec insigne Marteau et Faucille jaune (communiste)

Nous ne sommes

...

Mais le plus important

Nazis not welcome here

founded 2 years ago
MODERATORS
 

L’Union com­mu­niste liber­taire a vu le jour en 2019, suite à la fusion de deux orga­ni­sa­tions : Alternative liber­taire, fon­dée au début des années 1990, et la Coordination des groupes anar­chistes, née une décen­nie plus tard. Forte d’un jour­nal men­suel et d’une cin­quan­taine de groupes et liai­sons sur le ter­ri­toire fran­çais, l’UCL s’inscrit, comme son nom l’indique, dans une tra­di­tion pré­cise : « L’anar­chie et le com­mu­nisme sont les deux termes néces­saires de la révo­lu­tion », lan­çait, peu après la Commune de Paris, l’un de ses fon­da­teurs. L‘UCL invite à la consti­tu­tion, dès à pré­sent, de contre-pou­voirs dans l’ensemble de la socié­té — dans l’espoir de for­mer, à terme, un véri­table double pou­voir. Autrement dit, un pou­voir popu­laire capable de rem­pla­cer le pou­voir d’État puis de tra­vailler à l’instauration d’un ordre social fédé­ré, auto­ges­tion­naire et démo­cra­tique. S’écartant à la fois des hypo­thèses élec­to­rales, de déser­tion et d’appropriation de l’appareil d’État, les ins­pi­ra­tions contem­po­raines de l’UCL sont notam­ment à cher­cher du côté du Mexique et de la Syrie : les zapa­tistes et le Rojava. Dans le cadre de ce dos­sier entiè­re­ment consa­cré aux dif­fé­rentes stra­té­gies de rup­ture avec l’ordre domi­nant, nous avons dis­cu­té avec l’organisation.

La notion de « double pou­voir » reste peu connue. Lénine avan­çait, en avril 1917, que la révo­lu­tion russe « a ceci de tout à fait ori­gi­nal qu’elle a créé une dua­li­té de pou­voir » : la socié­té était cou­pée en deux, entre gou­ver­ne­ment pro­vi­soire bour­geois et Soviets. En termes contem­po­rains, que recouvre cette notion, cen­trale dans votre Manifeste ?

Comme ça ne vous éton­ne­ra sans doute pas, la notion de double pou­voir telle qu’elle est théo­ri­sée par notre orga­ni­sa­tion, com­mu­niste et liber­taire, n’est en rien une réfé­rence à Lénine. Elle s’inscrit dans un pro­ces­sus révo­lu­tion­naire qui fait pas­ser la socié­té d’un contrôle capi­ta­liste éta­tique à ce que nous essayons de construire : une socié­té com­mu­niste liber­taire, auto­gé­rée, fédé­ra­liste. Pour com­prendre ce que nous enten­dons par « contre-pou­voirs », il est impor­tant de défi­nir cette notion. C’est, selon nous, l’ensemble des struc­tures syn­di­cales, orga­ni­sa­tion­nelles, asso­cia­tives et poli­tiques, au sens large, qui visent à une trans­for­ma­tion directe et immé­diate de la socié­té. Dans notre défi­ni­tion, ce sont des orga­ni­sa­tions ayant pour voca­tion d’organiser les masses pour lut­ter contre les domi­na­tions (qu’il s’agisse du patriar­cat, du racisme, du colo­nia­lisme, du vali­disme, etc.) et d’instaurer les soli­da­ri­tés néces­saires pour répondre aux appé­tits des­truc­teurs du capi­ta­lisme et des sys­tèmes d’oppression.

Pouvez-vous nous don­ner quelques exemples ?

Des asso­cia­tions comme le Planning fami­lial, Survie, les assem­blées géné­rales fémi­nistes locales, les col­lec­tifs et asso­cia­tions de lutte LGBTI, les col­lec­tifs de sou­tien aux per­sonnes sans-papiers, ou encore les orga­ni­sa­tions anti­ra­cistes spé­ci­fiques et les col­lec­tifs de lutte contre les vio­lences poli­cières. Nous pen­sons que la révo­lu­tion peut adve­nir au terme d’un pro­ces­sus mar­qué à la fois par des conflits sociaux — la lutte des classes se maté­ria­li­se­ra néces­sai­re­ment dans des conflic­tua­li­tés dues à l’antagonisme des inté­rêts de classes — et des expé­ri­men­ta­tions por­tées par des contre-pou­voirs. En période non révo­lu­tion­naire, les militant·es révo­lu­tion­naires liber­taires doivent donc agir afin que ces contre-pou­voirs se construisent sur des bases auto­ges­tion­naires. Une fois consti­tués, ils ont pour voca­tion, en période pré-révo­lu­tion­naire — c’est-à-dire dans ce temps où le pou­voir éta­tique est débor­dé —, de ser­vir d’armature à un maillage de struc­tures véri­ta­ble­ment démo­cra­tiques, dans les­quelles le pou­voir popu­laire se maté­ria­li­se­ra. C’est dans ce moment de ten­sions fortes, où le pou­voir capi­ta­liste est réel­le­ment remis en cause, que se des­sinent les contours d’un pou­voir popu­laire qui n’est pas pour nous l’État ouvrier léni­niste, mais bien une dyna­mique de démo­cra­tie directe, fédé­ra­liste et contrô­lée par la base. On peut par­ler alors de double pou­voir : au pou­voir éta­tique capi­ta­liste s’opposent fron­ta­le­ment des fédé­ra­tions de pro­duc­teurs, des comi­tés de quar­tier (nous n’avons pas de féti­chisme des appel­la­tions : les pra­tiques nous importent davan­tage)… L’objectif n’est pas de sub­sti­tuer un pou­voir holiste à un autre, mais bien de rem­pla­cer le pou­voir éta­tique par un pou­voir popu­laire hori­zon­tal et autogéré.

Cette révo­lu­tion, per­sonne ne peut aujourd’hui l’anticiper.

Évidemment. Personne ne sait si et quand la révo­lu­tion vien­dra. Mais il est de notre devoir de ne pas res­ter atten­tistes — d’autant plus qu’il s’agit d’une ques­tion de sur­vie face à la bru­ta­li­té de l’exploitation et à la crise cli­ma­tique. S’il suf­fi­sait d’attendre que le capi­ta­lisme s’effondre sous le poids de ses contra­dic­tions pour arri­ver à la révo­lu­tion, le mili­tan­tisme n’aurait pas de rai­sons d’être. Il est donc de notre devoir de militant·es liber­taires de tout mettre en œuvre pour que les condi­tions néces­saires à la révo­lu­tion se déve­loppent : l’investissement dès aujourd’hui dans les contre-pou­voirs est indis­pen­sable. Peut-être pas suf­fi­sant, mais abso­lu­ment nécessaire.

Vous occu­pez une posi­tion sin­gu­lière dans la pen­sée stra­té­gique : vous n’êtes ni favo­rables à la « poé­tique de la révo­lu­tion » du mou­ve­ment auto­nome — émeutes, spon­ta­néisme, séces­sion —, ni, on l’a vu, des nos­tal­giques du par­ti léni­niste. Vous tenez cepen­dant au moment révo­lu­tion­naire comme à un moment de bas­cule : il y aura un avant et un après.

Notre posi­tion n’est pas si sin­gu­lière, de notre point de vue. Nous nous ins­cri­vons dans une lignée déjà ancienne, dans une tra­di­tion révo­lu­tion­naire que l’on peut faire remon­ter à l’Internationale anti-auto­ri­taire de 1872, qui est née de la rup­ture d’avec les mar­xistes ortho­doxes. Depuis, des géné­ra­tions de révo­lu­tion­naires se sont suc­cé­dé. Les liber­taires ont été de tous les com­bats et nous avons su tirer quelques leçons des erreurs du pas­sé. Ces débats sont anciens. On pour­rait citer Malatesta qui pro­meut le gra­dua­lisme face à Kropotkine. Son idée, rapi­de­ment résu­mée, c’est de dire qu’il est peu pro­bable que les condi­tions requises pour une révo­lu­tion anar­chiste adviennent toutes prêtes, et qu’il est donc néces­saire de pré­pa­rer la révo­lu­tion en s’emparant dès que pos­sible de tout ce qui peut être gagné contre l’État et le capi­tal — ce qui par­ti­cipe à affai­blir leur pou­voir. Plus proche de nous, dans les débats qui ont agi­té les mou­ve­ments révo­lu­tion­naires dans la période d’après 68, certain·es ont fait le choix d’être dans la construc­tion de ces contre-pou­voirs, notam­ment via l’investissement syn­di­cal, en se gar­dant à dis­tance de deux impasses : le léni­nisme et le nihi­lisme. La concep­tion léni­niste du par­ti révo­lu­tion­naire n’a pas été — et ne sera jamais, selon nous — en mesure de mener une révo­lu­tion au sens où nous l’entendons, c’est-à-dire une révo­lu­tion glo­bale des formes éco­no­miques, sociales, poli­tiques et cultu­relles de la socié­té. De même, s’en remettre com­plè­te­ment à la spon­ta­néi­té n’est pas pour nous une option, d’autant plus que « Tout ce qui bouge n’est pas rouge », comme dit le pro­verbe… Le moment révo­lu­tion­naire, c’est donc ce moment où les forces sociales, les contre-pou­voirs, sont en mesure, non plus de défier le pou­voir éta­tique-capi­ta­liste, mais de s’y sub­sti­tuer : c’est le « double pou­voir », comme nous l’avons dit.

Une fois ce stade atteint, il sera pri­mor­dial de conti­nuer à orien­ter ce pro­ces­sus révo­lu­tion­naire dans un sens auto­ges­tion­naire afin d’amener le der­nier stade de trans­for­ma­tion sociale que nous défen­dons, à savoir le pou­voir popu­laire. Que nous vou­lons d’essence liber­taire. La bureau­cra­ti­sa­tion de ce pro­ces­sus — en ce qu’elle signi­fie­rait la fin de l’extension du pou­voir popu­laire à tous les domaines de la socié­té pour s’en remettre à une force supé­rieure qui agi­rait en son nom — signe­rait alors la mort du pro­ces­sus révo­lu­tion­naire. Par contre, il ne nous est pas pos­sible de dire aujourd’hui quelle forme pren­dra exac­te­ment ce moment révo­lu­tion­naire, la par­ti­cu­la­ri­té des liber­taires étant que nous n’avons pas de petit livre, fût-il rouge et noir, qui nous don­ne­rait par avance la marche à suivre et une pho­to­gra­phie de la révo­lu­tion à venir. Pour autant, nous n’estimons pas être dans une logique de « lais­ser faire ». De même, nous ne par­tons pas du prin­cipe que la « bonne volon­té popu­laire » sau­ra trou­ver d’elle-même l’ensemble des réponses aux ques­tions que posent néces­sai­re­ment les périodes de troubles que repré­sentent les révolutions.

D’où, on le devine, l’existence de votre organisation ?

L’une des rai­sons d’être de l’UCL est aus­si de trou­ver dans notre pra­tique poli­tique au quo­ti­dien des réponses poten­tielles aux ques­tion­ne­ments légi­times qu’amènent un cham­bou­le­ment total de la socié­té et le ren­ver­se­ment de l’ordre éta­bli. C’est ce que certain·es cama­rades de la FOB Autónoma (Federación de Organizaciones de Base) d’Argentine appellent la « pra­tique pré­fi­gu­ra­tive » : elle fait émer­ger dans le pré­sent les solu­tions pour la construc­tion d’un monde sans État pour demain, que nous tâchons de faire vivre dans notre orga­ni­sa­tion et dans les contre-pou­voirs que nous investissons.

Votre orga­ni­sa­tion est de taille modeste. Et vous faites effec­ti­ve­ment savoir que le rôle des com­mu­nistes liber­taires sera de « contri­buer à orien­ter le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire vers une solu­tion auto­ges­tion­naire ». Comment ima­gi­nez-vous pou­voir gagner en influence ?

Par nos pra­tiques auto­ges­tion­naires mises en œuvre dès à pré­sent, dans les luttes que nous ani­mons ! Cette « poé­tique de la révo­lu­tion » peut être atti­rante pour certain·es. Elle donne des textes enflam­més. Mais, au final, elle ne parle pas à grand monde et n’aboutit pas à grand-chose. Quant aux expé­riences mar­xistes-léni­nistes, elles ont mon­tré leur inef­fi­ca­ci­té du point de vue révo­lu­tion­naire — enten­du que la révo­lu­tion ne consiste pas à sub­sti­tuer un pou­voir à un autre, une oli­gar­chie à une autre, fussent-ils repeints en rouge. C’est dans cette logique que nous ne pen­sons pas l’implication des militant·es de l’UCL au sein de ces contre-pou­voirs comme étant une pra­tique d’avant-garde. Il ne s’agit pas pour nous d’en impo­ser par le nombre, en agis­sant à des postes de res­pon­sa­bi­li­té au sein de ces struc­tures pour en prendre le contrôle ou en les uti­li­sant pour faire gros­sir nos rangs, mais de dif­fu­ser des pra­tiques et des outils auto­ges­tion­naires et de démo­cra­tie directe, en accord avec une éthique mili­tante qui vise à être la plus irré­pro­chable pos­sible. C’est ce rôle que nous défi­nis­sons par l’appellation « ani­ma­teurs et ani­ma­trices auto­ges­tion­naires des luttes ».

Nous voyons à tra­vers les expé­riences du Chiapas ou du Rojava — mal­gré leurs limites — que le fédé­ra­lisme et l’autogestion sont mieux à même de por­ter des pro­jets révo­lu­tion­naires et éman­ci­pa­teurs. Quant aux luttes contre les grands pro­jets capi­ta­listes, comme les ZAD, nous voyons bien qu’elles ne se font pas en réfé­rence à une avant-garde révo­lu­tion­naire qui pré­fi­gu­re­rait le grand par­ti des tra­vailleurs, mais qu’elles sont bien plus proches d’une vision liber­taire de l’existence. Ce ne sont que des exemples par­mi de nom­breux autres, qui montrent que l’influence des pra­tiques auto­ges­tion­naires que nous por­tons peut avoir une inci­dence tout à fait déter­mi­nante dans les luttes qu’il nous reste à mener. Il est de notre rôle de militant·es révo­lu­tion­naires liber­taires de faire le lien entre ces expé­riences et des pra­tiques quo­ti­diennes dans les contre-pou­voirs dans les­quels nous sommes investi·es — et en pre­mier lieu les syndicats.

Vous louez une concep­tion « moderne » du pro­lé­ta­riat. Il serait donc pos­sible de déta­cher ce mot du sens qu’il a dans l’imaginaire col­lec­tif, à savoir les tra­vailleurs des usines ?

On pour­ra sur ce point se réfé­rer à Marx : le pro­lé­ta­riat désigne celles et ceux qui n’ont pour vivre — et sou­vent sur­vivre — que le choix de vendre leur force de tra­vail, celles et ceux qui sont privé·es du capi­tal et de la pro­prié­té des moyens de pro­duc­tion. Il est indis­pen­sable de faire sor­tir le pro­lé­ta­riat de cette ima­ge­rie d’Épinal, qui le fan­tasme uni­que­ment sous les traits d’un ouvrier blanc en blouse bleue ! Les enseignant·es, les caissier·es, les infirmier·es, les manu­ten­tion­naires, les serveur·ses : toutes et tous sont des pro­lé­taires. De même qu’aujourd’hui le pro­lé­ta­riat ne se retrouve pas uni­que­ment dans le tra­vail sala­rié. L’ubérisation de l’économie a fait sor­tir du sala­riat des per­sonnes — aux­quelles on donne le sta­tut d’auto-entrepreneurs —, qui sont objec­ti­ve­ment des pro­lé­taires, tout autant que les per­sonnes pri­vées de tra­vail. Du reste, le pro­lé­ta­riat ne subit pas de manière équi­va­lente l’exploitation éco­no­mique qui, d’ailleurs, ne peut être prise comme seul point de réfé­rence. C’est parce que nous adop­tons tou­jours un angle maté­ria­liste que nous nous appuyons sur une grille de lec­ture inter­sec­tion­nelle, issue du Black femi­nism des années 1970, comme ont pu le faire avant nous d’autres orga­ni­sa­tions anar­chistes. Les sec­teurs fémi­ni­sés — comme ceux de l’aide à la per­sonne, du ménage — sont les lieux où s’exprime le plus l’exploitation éco­no­mique, qui se cumule avec l’exploitation éco­no­mique des femmes par les hommes à la mai­son, mais aus­si les dis­cri­mi­na­tions racistes, sexistes et LGBTIphobes qui pré­ca­risent les pro­lé­taires concerné·es, que ce soit par des salaires moindres, l’accès au loge­ment, aux soins… Le pro­lé­ta­riat ne peut plus être per­çu comme un corps uni­forme qui subi­rait de manière sys­té­ma­tique et égale une même exploi­ta­tion au sein du monde capi­ta­liste. C’est encore plus évident si l’on prend en consi­dé­ra­tion le colo­nia­lisme et son expres­sion la plus bru­tale, dont béné­fi­cient les pays colo­ni­sa­teurs. C’est aus­si pour ça qu’il nous paraît essen­tiel de prendre notre part dans les luttes inter­na­tio­nales et anti­co­lo­niales, en étant autant présent·es sur les luttes anti­ca­pi­ta­listes que sur les luttes fémi­nistes et écologistes.

Que recouvre le « rôle cen­tral » que vous attri­buez au pro­lé­ta­riat ain­si défini ?

Il pro­cède de sa posi­tion dans le sys­tème éco­no­mi­co-social capi­ta­liste. C’est parce qu’il est au cœur de l’exploitation capi­ta­liste que le pro­lé­ta­riat a un « rôle cen­tral ». C’est parce qu’il expé­ri­mente quo­ti­dien­ne­ment l’exploitation dans la vente de sa force de tra­vail que le pro­lé­ta­riat a un « rôle cen­tral » (tan­dis que les capi­ta­listes en retirent les béné­fices). C’est aus­si parce que la ou le pro­lé­taire expé­ri­mente auprès des autres pro­lé­taires la réa­li­té de l’exploitation en même temps que la conscience que celle-ci relève d’un ordre sys­té­mique. C’est enfin parce que les pro­lé­taires sont au centre des domi­na­tions mul­tiples (éco­no­miques comme sociales) qu’ils et elles sont plus à même de les com­prendre, de s’organiser et d’agir concrè­te­ment contre ce qui nous pour­rit tou­jours plus la vie. C’est dans cette logique que nous sommes certain·es que nous n’avons pas besoin d’instance supé­rieure pour nous dic­ter les modes d’organisation et la struc­ture de la socié­té qui est la plus à même de nous appor­ter l’émancipation. Simplement dit, c’est nous qui pro­dui­sons, c’est nous qui subis­sons, donc c’est nous qui déci­dons. Notre ana­lyse est dic­tée par la nature même de l’exploitation sys­té­mique du capitalisme.

Le syn­di­ca­lisme pour­ra être « poten­tiel­le­ment, demain, un acteur indis­pen­sable de la socia­li­sa­tion des moyens de pro­duc­tion, néces­saire pour bas­cu­ler dans une autre socié­té », écri­vez-vous. On se sou­vient éga­le­ment de votre défense de la CGT, en mai der­nier, suite aux attaques anti­syn­di­cales. Quelle est la place du syn­di­ca­lisme au sein de votre dispositif ?

Ce n’est pas tant la CGT que nous défen­dions alors qu’un prin­cipe révo­lu­tion­naire. S’en prendre phy­si­que­ment à des pro­lé­taires organisé·es, quelle que soit la nature des reproches que l’on puisse faire à la CGT, à son ser­vice d’ordre ou aux autres struc­tures syn­di­cales, c’est tout sim­ple­ment agir contre son camp. Notre enne­mi, aujourd’hui, n’est clai­re­ment pas incar­né par les struc­tures syn­di­cales, dont on peut regret­ter, de l’extérieur — ce qui est tou­jours plus facile — qu’elles soient défaillantes sur cer­tains points, mais bien par les capi­ta­listes. La CGT est, qu’on le veuille ou non, une orga­ni­sa­tion de masse et de classe, quoi qu’on pense de son orga­ni­sa­tion interne, de son fonc­tion­ne­ment ou de ses choix stra­té­giques. Il n’existe pas aujourd’hui de contre-pou­voir qui ait la poten­tia­li­té révo­lu­tion­naire des syn­di­cats. Certain·es peuvent le regret­ter, mais c’est un fait. Les syn­di­cats portent les germes d’une socié­té com­mu­niste liber­taire que nous sou­hai­tons voir émer­ger, dans le sens où l’un des objec­tifs his­to­riques du syn­di­ca­lisme est la des­truc­tion du capi­ta­lisme. C’est éga­le­ment au sein des syn­di­cats qu’on peut, dès aujourd’hui, construire des contre-pou­voirs qui seront de nature à se sub­sti­tuer à l’État et aux capi­ta­listes en période pré-révolutionnaire.

La socia­li­sa­tion de la socié­té pas­sant néces­sai­re­ment notam­ment par la socia­li­sa­tion des moyens de pro­duc­tion, les syn­di­cats sont de ce point de vue incon­tour­nables si nous vou­lons main­te­nir la pro­duc­tion néces­saire à la sur­vie de tous et toutes. Dès lors, il nous paraît évident que les militant·es révo­lu­tion­naires liber­taires doivent s’investir syn­di­ca­le­ment et par­ti­ci­per à la dif­fu­sion de pra­tiques hori­zon­tales et inter­pro­fes­sion­nelles sur la base du syn­di­ca­lisme d’industrie. Il s’agit, pour faire un paral­lèle avec la double besogne assi­gnée aux syn­di­ca­listes par la charte d’Amiens1, de construire aujourd’hui des pra­tiques syn­di­cales de luttes auto­ges­tion­naires, et de pré­pa­rer demain la socia­li­sa­tion de l’économie.

Mais on ne peut pas nier la perte d’influence des syn­di­cats dans le monde du travail…

Elle est réelle et mul­ti­fac­to­rielle. Elle doit être appré­hen­dée et ana­ly­sée de façon objec­tive. La répres­sion féroce de la part du patro­nat et de l’État, la pro­pa­gande anti­syn­di­cale faite par des médias à leurs ordres sont évi­dem­ment à citer. Le peu de vic­toires obte­nues face à des gou­ver­ne­ments qui refusent la démo­cra­tie et imposent leurs dik­tats est aus­si à prendre en compte. Les méthodes auto­ri­taires qu’ont eues à subir les syn­di­ca­listes ces der­nières décen­nies, l’influence (heu­reu­se­ment très clai­re­ment en perte de vitesse) des sta­li­niens dans cer­tains syn­di­cats ain­si que l’éclatement du syn­di­ca­lisme de lutte sont aus­si très cer­tai­ne­ment en cause. Par ailleurs, si nous pen­sons que le syn­di­cat revêt une impor­tance stra­té­gique pri­mor­diale, il n’est pas le seul contre-pou­voir à inves­tir. Les luttes anti­ra­cistes, anti­pa­triar­cales et éco­lo­giques vont au-delà du champ du tra­vail : elles sont des luttes trans­ver­sales qui doivent être prises en compte par les syn­di­cats. Elles per­mettent d’amener des per­sonnes jusqu’ici non impli­quées à appré­hen­der l’importance du syn­di­ca­lisme et à se syn­di­quer. Ces luttes renou­vellent et ren­forcent le syn­di­ca­lisme : elles ne sont ni sub­si­diaires, ni subor­don­nables. Elles tra­versent toute la socié­té et repré­sentent autant de contre-pou­voirs agis­sant direc­te­ment sur sa trans­for­ma­tion. S’il est pour nous essen­tiel de les faire vivre aus­si au sein de nos syn­di­cats, nous ne pen­sons pas que ce seul outil puisse suffire.

Pour quelle raison ?

Car, pré­ci­sé­ment, l’oppression ne s’exerce pas seule­ment au tra­vail. Il est donc vital pour nous de faire exis­ter ces com­bats par­tout où c’est néces­saire. Nos vies et les dif­fé­rentes formes d’oppression que nous subis­sons ne se réduisent pas à l’exploitation sala­riale. C’est en pre­nant en compte tous ces aspects que nous ren­for­ce­rons notre classe et crée­rons de réelles soli­da­ri­tés en lut­tant contre toutes les domi­na­tions — qui seront autant de leviers néces­saires à une stra­té­gie révolutionnaire.

Dans Maintenant, le Comité invi­sible avance que « le vieux mythe de la grève géné­rale est à ran­ger au rayon des acces­soires inutiles ». Vous en faites, vous, « une visée stra­té­gique, struc­tu­rant [votre] action ». Pourquoi ?

Pour les rai­sons que nous venons d’évoquer. Le tout n’est pas de dire « On veut faire la révo­lu­tion », mais de voir concrè­te­ment com­ment on s’organise au sein du pro­lé­ta­riat, com­ment on se donne les moyens de peser, de mas­si­fier nos posi­tions. La grève géné­rale ne se décrète pas : elle se construit dans et par les luttes. Et ce sont ces luttes qui vont construire tout à la fois une conscience de classe et des pra­tiques d’action et d’organisation que nous sou­hai­tons voir se géné­ra­li­ser. Cette stra­té­gie poli­tique per­met de mettre en appli­ca­tion l’ensemble des théo­ries et pra­tiques poli­tiques que nous défen­dons. La plu­part des sou­lè­ve­ments d’ampleur qui ont eu lieu ces der­nières années se sont appuyés sur la grève géné­rale pour faire adve­nir un monde plus éga­li­taire. Puisque la grève géné­rale se construit dans et par les luttes, ça ne peut pas se faire sans une prise en compte de la mul­ti­pli­ci­té des sys­tèmes de domi­na­tion. Car, à l’inverse de cer­tains cou­rants poli­tiques, nous ne pen­sons pas que les luttes anti­ra­cistes ou fémi­nistes, par exemple, divisent le camp des exploité·es : au contraire, elles le ren­forcent et per­mettent son uni­té. Les grèves des femmes qui, dans nombre de pays, ont été des réus­sites en sont un des exemples les plus frap­pants. Elles nous rap­pellent que la grève géné­rale n’est pas un mythe pous­sié­reux mais une pers­pec­tive révo­lu­tion­naire tou­jours vivante. S’il n’existe pas de « bou­ton magique » per­met­tant de la faire appa­raître, l’expérience de l’Histoire et de nos cama­rades à l’international nous démontre bien qu’elle doit être au contraire cen­trale dans notre pers­pec­tive et nos visées poli­tiques. Elle n’est donc pas un féti­chisme mais une visée prag­ma­tique, consé­quence de l’opposition radi­cale des inté­rêts de notre classe qui fait « tour­ner la machine », comme on dit, d’avec la classe des capitalistes.

Face aux « risques de mili­ta­ri­sa­tion ou d’ordre poli­cier » qui, évi­dem­ment, appa­raî­tront en cas de chan­ge­ment révo­lu­tion­naire, vous envi­sa­gez la construc­tion de « struc­tures d’autodéfense ». Qu’est-ce que ça recouvre, concrè­te­ment ? Une « garde civile », ain­si que le pen­seur éco­lo­giste et com­mu­na­liste Murray Bookchin l’a théo­ri­sée pour « répondre aux menaces exté­rieures » ?

La notion de « garde civile » est peu déve­lop­pée chez Bookchin. Il est dif­fi­cile, pour des liber­taires, de pen­ser en détail des struc­tures néces­sai­re­ment plu­rielles et auto­gé­rées dans le cadre d’une révo­lu­tion liber­taire. A for­tio­ri quand on parle d’autodéfense, parce que notre ima­gi­naire est sub­mer­gé, satu­ré d’images et de repré­sen­ta­tions construites par nos enne­mis. Là encore, l’Histoire nous apprend que les formes de ce type de struc­tures peuvent être plu­rielles : on pense notam­ment à l’Ukraine de 1918 à 1921, la Catalogne en 1936-1937 ou, plus près de nous, au Chiapas ou au Rojava. Mais les condi­tions maté­rielles qui appa­raî­tront lors de ces chan­ge­ments révo­lu­tion­naires, et qu’on ne peut par avance décrire, comp­te­ront pour beau­coup dans la forme que pren­dront ces struc­tures d’autodéfense. Une par­tie des forces de l’ordre, poli­ciers et mili­taires, pren­dront-ils les armes contre leurs maîtres ? Ces chan­ge­ments révo­lu­tion­naires se feront-ils sur un temps court et de très fortes ten­sions, ou naî­tront-elles d’un long pro­ces­sus de déli­te­ment du pou­voir cen­tral ? Là encore, on n’a pas de petit manuel rouge ou rouge et noir qui nous le dit. En atten­dant, il faut l’avoir en tête et inté­grer dès à pré­sent les pra­tiques d’autodéfense comme fai­sant par­tie du bagage de base de tout·e militant·e : les SO en manif, l’autodéfense numé­rique, la sécu­ri­té des cama­rades, etc., ne doivent pas être le fait de quelques militant·es. Nous pen­sons que les outils essen­tiels à l’autodéfense de notre classe doivent être plu­riels et qu’il nous appar­tient de les dif­fu­ser : ils ne doivent pas être l’apanage de petits groupes spé­cia­li­sés. D’ailleurs, l’autodéfense telle que vue par des com­mu­nistes liber­taires répond aux mêmes prin­cipes que toutes les autres struc­tures : man­dats impé­ra­tifs et révo­cables, hori­zon­ta­li­té, auto­ges­tion. Il ne s’agit pas pour nous de repro­duire une vision viri­liste et vali­diste de l’autodéfense, mais bien de pro­mou­voir la force du col­lec­tif face aux dif­fé­rentes menaces que nous sommes amené·es à croiser.

Votre pro­jet est clai­re­ment anti-éta­tiste. Socialisme ou Barbarie avan­çait, par la voix de Castoriadis, qu’aucune socié­té moderne ne pou­vait se pas­ser de cen­tra­li­sa­tion. L’organisation a donc pro­mu la consti­tu­tion d’un Gouvernement des Conseils autour d’une Assemblée cen­trale. Comment votre « fédé­ra­lisme » pense-t-il les tâches d’ampleur natio­nale — entre cent : le déman­tè­le­ment coor­don­né des cen­trales nucléaires ?

Castoriadis avait tort ! Le fédé­ra­lisme est une notion qui nous paraît comme émi­nem­ment contem­po­raine. C’est encore un prisme qui marque beau­coup de ces intellectuel·les radi­caux chics : Frédéric Lordon ou Andreas Malm, par exemple. Ils ont en com­mun le fait d’être très radi­caux dans les dénon­cia­tions des méfaits de ce sys­tème, mais d’être inca­pables de pen­ser le dépas­se­ment de l’État et du cen­tra­lisme éta­tique. Nous pen­sons qu’il est néces­saire de dépas­ser l’État pour qu’advienne une socié­té réel­le­ment auto­ges­tion­naire. Alors, évi­dem­ment, une fois ceci posé, plu­sieurs ques­tions viennent. Elles ne sont pas toutes dénuées de per­ti­nence — comme la vôtre sur le déman­tè­le­ment des cen­trales : mais c’est une ques­tion qu’il convien­dra de débattre dans le cadre des struc­tures issues du syn­di­ca­lisme et des conseils locaux concer­nés, étant enten­du que, pour ce qui est du nucléaire, on est à une large échelle. Le déman­tè­le­ment des cen­trales n’est pas du res­sort natio­nal mais de l’ensemble des ter­ri­toires concer­nés. Là encore, on est pris dans le prisme de notre socia­li­sa­tion dans un sys­tème natio­na­lo-éta­tique. Prenons le cas de la cen­trale de Fessenheim : elle est qua­si­ment sur la fron­tière avec l’Allemagne et toute proche de la Suisse. Ajoutons que ce qui per­met l’existence du nucléaire civil repose aus­si sur une logique inter­na­tio­nale très liée à la ques­tion du colo­nia­lisme, laquelle logique peut être per­tur­bée par l’avènement de conflits d’ampleur dans les pro­duits pro­duc­teurs — comme on peut l’observer actuel­le­ment au Kazakhstan. On voit bien à tra­vers ce simple exemple que la dimen­sion natio­nale n’est pas si per­ti­nente que ça pour abor­der un pro­blème macro-social.

L’organisation fédé­rale, au niveau des ter­ri­toires comme des tra­vailleuses et des tra­vailleurs, en inté­grant les besoins directs des per­sonnes concer­nées, serait beau­coup plus à même de mener à bien — c’est-à-dire concrè­te­ment et dans le res­pect abso­lu de la sécu­ri­té des popu­la­tions — le déman­tè­le­ment d’une cen­trale. En tout cas, bien mieux que ne le ferait un État capi­ta­liste sou­mis aux inté­rêts éco­no­miques. Ou un État dit « ouvrier » gou­ver­né d’en haut, sans prise sur les réa­li­tés du ter­rain. L’exemple de la pan­dé­mie que nous tra­ver­sons est aus­si une bonne manière d’appréhender la néces­si­té d’une coopé­ra­tion inter­na­tio­nale, que peut lar­ge­ment favo­ri­ser un fonc­tion­ne­ment hori­zon­tal élar­gi à l’échelle pla­né­taire. De même, à l’UCL, nous reven­di­quons la socia­li­sa­tion et l’autogestion des moyens de san­té. Ce qui ne peut être envi­sa­gé ni à une échelle éta­tique, ni à une échelle loca­liste. La pan­dé­mie est mon­diale, il est donc néces­saire d’appliquer une stra­té­gie d’union qui ne crée pas de concur­rence entre les régions du monde. Aujourd’hui, nous le voyons bien : mal­gré les consen­sus et pré­co­ni­sa­tions scien­ti­fiques, c’est l’arbitraire éta­tique qui décide et dicte l’agenda sani­taire. Rappelons que l’État fran­çais, très tôt dans la pan­dé­mie, a fait le choix de pla­cer la ges­tion sani­taire sous la res­pon­sa­bi­li­té d’un conseil de défense, inter­di­sant de fait tout regard sur le pro­ces­sus de prise de déci­sion. Alors que l’État accé­lère le calen­drier vac­ci­nal pour la troi­sième dose de vac­cin contre le Covid, d’autres régions du monde peinent à atteindre les pre­miers objec­tifs de vac­ci­na­tion. Or, tout comme un nuage radio­ac­tif, le virus et ses variants ne sau­raient s’arrêter à une fron­tière. Cette logique sani­taire à double vitesse, pen­sée à l’échelle natio­nale, est mor­ti­fère. Elle ne peut que pro­lon­ger, voire aggra­ver la pandémie.

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