Que fait la police ?

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Documentation des pratiques policières, et violences d'État.

Analyses et observations des logiques répressives et sécuritaires.

Libertés publiques et droits fondamentaux.

« Si tu leurs réponds, il y a outrage. Si tu résistes, il y a rébellion. Si tu prends la foule à témoin, il y a incitation à l’émeute. » Maurice Rajsfus, 2008

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Cette application, lancée en 2023, tend à remplacer le procès-verbal d’interpellation par des « fiches de mise à disposition » préremplies, rapides à utiliser, qui permettent aux agents de poursuivre leur mission de maintien de l’ordre. Mais cette dématérialisation des procédures inquiète les défenseurs des libertés fondamentales.

Pourquoi, depuis plus d’un an, les policiers parisiens photographient-ils, avec leur téléphone portable, les personnes interpellées en marge de certaines manifestations ? La réponse tient en trois lettres : MAD, pour « mise à disposition ». Derrière cet acronyme, une application lancée en toute discrétion par la Préfecture de police de Paris à l’occasion de la Coupe du monde de rugby, qui s’est déroulée en France du 8 septembre au 28 octobre 2023.

Après une refonte, son utilisation a été progressivement généralisée, à partir du mois de mai, à la faveur des Jeux olympiques de Paris. Cette application crée un nouveau fichier de police, et normalise une pratique qui relevait jusque-là de l’exception : le remplacement du procès-verbal (PV) d’interpellation par une « fiche de mise à disposition ».

Lorsqu’un policier procède à une interpellation, il est tenu de la justifier dans un procès-verbal, première brique de la procédure judiciaire qui s’enclenche alors. Mais, à l’occasion de manifestations, les forces de l’ordre ont parfois recours à ces fiches de mise à disposition. Préremplies, avec différentes infractions attendues, elles sont plus rapides à utiliser et permettent à l’agent de poursuivre sa mission de maintien de l’ordre. Un gain de temps, au prix du formalisme qui donne toute sa valeur judiciaire au PV. Lire aussi | Article réservé à nos abonnés Paris 2024 : le détail d’un dispositif de sécurité hors normes

La personne interpellée est en pratique « mise à disposition » d’un officier de police judiciaire qui prend le relais de la procédure et se charge de réaliser un PV plus solide à partir de cette fiche… à condition qu’elle soit correctement remplie. Interrogée le 19 juin 2023 à l’Assemblée nationale, la procureure de Paris, Laure Beccuau, expliquait : « Sur certaines manifestations, ces fiches ont été mal, peu, voire pas du tout remplies. (…) Un certain nombre de classements sans suite (…) sont liés aux fiches de mise à disposition imparfaites. »

##Interface en ligne

L’application MAD numérise cette procédure afin de la rendre plus solide. Fin juin, dans une note interne adressée à ses chefs de service, la Préfecture de police expliquait que « l’application MAD constitue un outil essentiel pour conserver la capacité opérationnelle des dispositifs de voie publique tout en assurant la sécurité juridique des interpellations ».

L’agent qui réalise une interpellation doit désormais compléter un formulaire sur son téléphone professionnel et photographier la personne interpellée, pour permettre à l’officier de police judiciaire de la reconnaître si plusieurs personnes lui sont présentées.

Du côté des officiers de police judiciaire, ces derniers doivent se connecter à une interface en ligne où apparaissent les fiches des personnes « mises à disposition », classées selon l’événement au cours duquel elles ont été interpellées. Il est donc possible d’accéder à une liste de mis en cause pour différents événements, selon les libellés renseignés en amont par les états-majors, tels que « manif LGBT dimanche 16 juin 2024 » (la Marche annuelle des fiertés LGBT +) ou « RASS PLACE REPU PRO PALESTINIEN 28 MAI » (un rassemblement place de la République, à Paris, en soutien aux Palestiniens).

##Procédure « étendue au droit commun »

La mise en place de cette application a un effet de bord : l’élargissement du recours aux mises à disposition. Pour la Préfecture de police, il n’est plus question de réserver cette procédure exceptionnelle au maintien de l’ordre. « Durant cette période [des Jeux olympiques], MAD a été étendue au droit commun pour l’ensemble des infractions », indique-t-elle au Monde.

Dans sa note de juin, la Préfecture elle-même rappelle : « La jurisprudence de la Cour de cassation reconnaît la validité d’une fiche de mise à disposition mais le procès-verbal reste la règle. » Une précaution qui ne suffit pas, estime Théo Scherer, maître de conférences en droit à l’université de Caen Normandie, qui s’étonne : «Du seul point de vue du droit, il me paraît aberrant que des agents habilités à rédiger des PV d’interpellation aient recours à des rapports de mise à disposition.»

« Nous nous inquiétons qu’une dématérialisation des procédures puisse entraîner la mise de côté d’un certain nombre de garanties fondamentales, le formalisme est aussi une assurance pour le citoyen de ce que la police n’agit pas en dehors de tout cadre », observe Romain Boulet, coprésident de l’Association des avocats pénalistes.

##« Tendance débridée à l’informatisation »

Autre sujet de préoccupation, l’application MAD crée de facto un nouveau fichier de police, sans grande transparence. La Préfecture assure que « l’application dispose d’une base légale », et qu’elle s’est «appuyée sur le décret du 20 février 2014 encadrant le partage de l’information opérationnelle».

« [Ce décret] a été pensé pour permettre des échanges d’informations, notamment relatives à des enquêtes en cours, entre différents services des forces de sécurité intérieure, explique Théo Scherer. C’est un phénomène fréquent en droit pénal, on dépoussière de vieux textes pour en faire un usage répondant à des problématiques contemporaines, mais qui ne correspondent pas à leur [esprit]. »

La Préfecture affirme que l’application « a fait l’objet d’une analyse d’impact relative à la protection des données ». Mais, en s’appuyant sur le décret du 20 février 2014, elle n’a pas eu besoin de consulter la Commission nationale de l’informatique et des libertés, le gendarme des données personnelles.

« La mise en place de procédures “de masse”, qui plus est dans une certaine confidentialité, ne peut qu’interpeller les défenseurs des libertés publiques », alerte Romain Boulet. Noémie Levain, juriste à La Quadrature du Net, association de défense des libertés fondamentales dans le numérique, se désole « d’une inflation des fichiers de police, d’une tendance débridée à l’informatisation, qui a lieu sans même plus prendre le temps de la réflexion ».

Concernant les données personnelles, la Préfecture indique que « passé le délai d’un an, l’ensemble des fiches et des données sont automatiquement supprimées ». « Un régime plus protecteur des données personnelles que ce que le décret du 20 février 2014 impose », relève Théo Scherer, ce qui ne rassure pas Noémie Levain pour autant : « L’expérience montre un certain décalage entre la théorie et la pratique en matière de durée de vie des données, d’autant plus quand personne n’est là pour exercer un contrôle indépendant. »

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Tentative de concertation, entrave à l’enquête, soutien financier… Emmanuel N. policier de la BAC d’Aulnay-sous-Bois, a pu compter sur ses collègues et sa hiérarchie après sa mise en cause dans la mort d’un livreur de 33 ans, tué d’une balle dans le cœur en mars 2022.

Le puzzle judiciaire de l’enquête sur la mort de Jean-Paul Benjamin illustre le soutien sans faille dont peut bénéficier un policier quand il est mis en cause pour avoir tué un homme. Dans le détail de la procédure et du dossier administratif de l’agent, consultés par Libération, apparaissent plusieurs preuves de l’aide fournie par le ministère de l’Intérieur à Emmanuel N. Ce brigadier, ancien de la brigade anticriminalité (BAC) d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), est aujourd’hui mis en accusation devant la cour criminelle de Seine-Saint-Denis pour des «violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner». Un crime pour lequel il encourt une peine de vingt ans de prison. Le policier assure avoir tiré pour protéger sa vie et celles de personnes présentes à proximité. Il a fait appel de cette décision rendue par la juge d’instruction au début du mois de septembre.

##Le soutien reçu par Emmanuel N. après son tir mortel apparaît à tous les échelons hiérarchiques.

Le 26 mars 2022, Jean-Paul Benjamin, un livreur âgé de 33 ans, est au volant d’une camionnette à Aulnay-sous-Bois. Le véhicule qu’il conduit a été déclaré volé quelques heures plus tôt par le responsable d’une entreprise qui l’emploie, à la suite d’un conflit pour des factures impayées entre les deux hommes. Dans l’après-midi, un équipage de la BAC repère le véhicule et veut le contrôler. Emmanuel N., en civil et sans brassard, s’avance seul vers la camionnette conduite Jean-Paul Benjamin alors qu’il est arrêté à un feu rouge. Au moment où le conducteur redémarre, Emmanuel N. fait feu. Selon l’exploitation des images d’une caméra de vidéosurveillance et les conclusions de l’expertise balistique, il n’était pas menacé par le véhicule. Le policier était positionné sur le côté gauche, proche de la portière du conducteur. Son tir, réalisé légèrement par l’arrière, touche Jean-Paul Benjamin au niveau du cœur.

##«On part sur un tir accidentel»

Dès les premiers instants suivant les faits, la hiérarchie directe d’Emmanuel N. est intervenue pour peser sur le déroulement de la procédure, selon les déclarations faites par l’agent devant le juge d’instruction. Dans un interrogatoire, daté d’avril 2023, Emmanuel N. raconte qu’un commandant et une commissaire sont intervenus avant ses premières auditions par l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) pour lui souffler une version sur laquelle s’accorder.

La première intervention apparaît alors qu’Emmanuel N. est encore présent sur les lieux où le véhicule conduit par Jean-Paul Benjamin s’est arrêté. Le policier est dans le camion des pompiers quand le commandant François Z. monte à l’intérieur pour lui parler avant son départ à l’hôpital. «Quand le VSAV [véhicule de secours, ndlr] me prend en charge et que je suis en état de choc, la première chose que dit le commandant [François Z.] en montant dans le camion, c’est “on part sur un tir accidentel”.»

Toujours selon le récit fait par le policier, c’est ensuite sa commissaire, Pauline Lukaszewicz, aujourd’hui à la tête de police judiciaire de Creil, dans l’Oise, qui, quelques heures plus tard, se déplace à l’hôpital où se trouve Emmanuel N. pour lui proposer cette même version. «La deuxième fois où on me dit ça, c’est la commissaire Lukaszewicz qui, en arrivant à l’hôpital dans l’entrée des urgences, me dit “Manu, on part sur un tir accidentel”.» A cet instant, le policier n’a toujours pas été entendu par les enquêteurs sur les circonstances de son tir. Contactée à ce sujet, la commissaire Lukaszewicz n’a pas répondu.

Emmanuel N. sera placé en garde à vue quatre jours plus tard. Des collègues de l’agent vont par ailleurs s’empresser de vider son casier personnel au commissariat d’Aulnay-sous-Bois, comme cela avait été révélé par Mediapart, avant le passage des enquêteurs de l’IGPN. La femme d’Emmanuel N. avait expliqué dans une audition que le casier, fermé par un cadenas, avait été vidé des affaires du brigadier pour «éviter que quelqu’un ne les vole».

##Une suspension «à plein traitement»

A l’issue de sa garde à vue, Emmanuel N. est mis en examen le 1er avril 2022. Les juges d’instruction saisissent le juge de la liberté et de la détention en vue de son placement en détention provisoire. Pour tenter de lui éviter l’incarcération, son avocat de l’époque assure que le policier a «toujours le soutien de ses collègues et de sa hiérarchie», selon le procès-verbal du débat contradictoire. Le juge décide finalement de placer le policier sous contrôle judiciaire avec une interdiction d’exercer la fonction de policier.

Le «soutien» évoqué par le conseil du policier va se matérialiser financièrement dès le lendemain. Le 2 avril 2022, alors qu’Emmanuel N. ne peut plus travailler du fait de son contrôle judiciaire, le ministère de l’Intérieur va décider de le suspendre. Cette décision n’a qu’un seul effet : elle permet à l’agent de ne pas se trouver en situation d’absence de service fait, et donc de continuer à percevoir un salaire. L’arrêté de suspension dit «à plein traitement» est signé par Simon Babre, au nom du ministre de l’Intérieur de l’époque, Gérald Darmanin. Ce préfet, alors directeur des ressources et des compétences de la police nationale, est aujourd’hui le conseiller intérieur du Premier ministre, Michel Barnier. Contacté pour connaître les raisons qui ont justifié cette mesure de bienveillance à l’égard d’un policier mis en examen pour une infraction criminelle, Simon Babre n’a pas donné suite.

Un peu plus d’un an plus tard, Emmanuel N. obtient une modification partielle de son contrôle judiciaire. En mai 2023, pour convaincre la juge d’instruction qu’il peut travailler à nouveau comme policier, les avocats d’Emmanuel N. mettent en avant les engagements de deux commissaires différents à lui trouver un poste compatible avec une interdiction plus souple qui viserait seulement l’exercice sur la voie publique. Le policier reprend son travail dans le département voisin de Seine-et-Marne. Il est affecté à la sûreté départementale, un service de police judiciaire. Dans l’attente de son procès, Emmanuel N. peut donc mener des auditions, constater des infractions et prendre part à des enquêtes criminelles.

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